Partir, une longue nouvelle
Cette histoire s'est écrite tôt le matin alors que, mère seule de trois enfants en bas âge je ne pouvais pas aisément partir facilement alors que l'envie grossissait. Cet espace de voyage imaginaire a été à la fois un sas de liberté et un endroit où déposer des années de vie et peut-être ainsi passer à la suite!
Naya regardait les champs qui défilaient sous ses yeux. Elle était comme enivrée du mouvement, du film en couleurs déroulé, et elle laissait son regard capter les sensations visuelles sans tenter d'y donner de l'ordre. Elle ne savait plus vraiment ce qu'elle voyait en fait. Ses idées aussi glissaitent , si bien qu'elle n'en captait qu'un bref sentiment d'avoir pensé sans savoir à quoi. Des images, des visages, souvent lointains dans le temps et l'espace lui apparaissaient. Il devait bien y avoir une sorte de logique qui liait tous ces souvenirs... Naya en captait un fil doux, soyeux, qui accrochait les moments de sa vie dans cet instant agréable. Le soleil touchait à peine sa peau, puis l'ombre, puis le soleil, ni trop chaud, ni trop froid, elle pouvait totalement s'oublier. C'était doux. Le train devait être à mi-chemin, entre Münich et Berlin. Autour d'elle quelques allemands. Mais pas seulement. Aussi une quantité d'autres voyageurs. Certains se rendaient à une conférence, d'autres revenaient d'une visite à des amis, faisaient un tour d'Europe. Souvent des jeunes gens des Amériques, la trentaine, un bon boulot, pas encore d'enfant, ils prenaient tous leurs congés cumulés, leurs économies, et retournaient vers la vieille Europe, en quête de « vrai », un peu nostalgiques de leurs racines hollandaises, italiennes, françaises, dont leurs parents ou leurs grand-parents étaient fiers. Oh, ce n'était pas toujours si simple. Parfois le pays-mère n'était que vaguement nommé et la langue reléguée au fond de l'enfance, une autre page de vie, une coupure nette. Et la progéniture se demandait ce qui passait lorsque les yeux se perdaient dans le vague au détour d'une conversation. Quel secret honteux ? Quelle mémoire traumatisante? Quelles pertes ? Ils décidaient de partir un jour, plus ou moins conscients de leur quête, vers la terre qui leur avait donné leur nom, un accent, une couleur.
Au début, Naya s'intriguait beaucoup de tous ces voyageurs. Elle leur parlait parfois, essayant de comprendre. Mais à force du peu de réponses obtenues ou du même refrain peu significatif : « Je reviens de là d'où je suis », elle s'était un peu lassée, et avait abandonné sa question.
Un jeune homme dormait face à elle. Il était beau. Les traits lissés par le sommeil, les paupières couvrant ses rêves. Les mains, inertes, prêtes à être caressées. Naya eut envie de le toucher, de l'embrasser. Ses lèvres devaient être chaudes, son corps moîte. Elle se serait glissée contre son corps et ils auraient fait l'amour. Naya se reprit. Elle était dans un train, et ne connaissait pas ce garçon. Ca ne se faisait pas. Les gens réagiraient. Et le garçon ? Peut-être pas, après tout, se dit-elle en souriant. Peut-être serait-il d'accord...et peut-être me prendrait-il dans ses bras et qu'il emmènerait ? Elle détourna son regard. Personne ne semblait avoir remarqué ce qu'elle tramait en silence, en tous les cas, personne ne la regardait suspicieusement. Elle aurait pu l'embrasser que personne n'aurait peut-être constaté l'étrangeté de la situation. Mais c'était déjà trop tard. Elle avait trop pensé et le désir était parti.
Elle regarda l'heure. Au cas où. 11H12. A quelle heure arrivait son train déjà ? Et où était ce billet ? Elle l'avait regardé avant de monter, pour vérifier sa place. Dans son sac sûrement. Comme cela l'agaçait de devoir chercher ses billets ! A chaque fois ils disparaissaient. Pourquoi n'avaient-ils pas encore créé le billet digital. On passerait son doigt dans une borne qui lirait notre empreinte, et voilà. Plus besoin de perdre et chercher ses billets, et des économies pour les arbres, et du travail pour les chercheurs. Enfin, tout cela quand on achète un billet sourit-elle, car elle n'avait pas toujours payé son voyage. Cette fois, c'est parce qu'elle avait été bien payée, et surtout qu'elle avait quand même été secouée d'être arrêtée à bord du métro de Münich. « Votre ticket mademoiselle », en allemand bien sûr. Son sourire n'avait pas eu l'effet escompté comme elle avait déjà pu l'utiliser des fois passées. Cette fois l'agent l'avait conduite au poste. Elle avait du montrer tous ses papiers et expliquer. Expliquer quoi ? Elle avait bien dit : « Excusez-moi, je ne le ferai plus », « J'étais pressée », « J'ai pris conscience de ma faute, c'est vrai, ce n'est pas très civique »... Le gendarme avait du sentir qu'elle cachait quelque chose, l'émotion, la gêne, la honte, certainement différente de celle qu'il rencontrait avec d'autres fraudeurs. Et Naya leur avait dit : « Je suis partie de chez moi, je cherche du travail ». C'était sorti tout seul. Est-ce qu'elle avait senti qu'elle pouvait se confier à lui, lui faire confiance ? Est-ce que cela faisait si longtemps qu'elle se le disait à elle même et qu'elle avait tant besoin de partager ? Etait-ce la fatigue ? L'inconscience ? Le gendarme avait écouté. Puis il lui avait donné un papier avec une adresse et un nom dessus : « Allez-y, j'appellerai pour dire que j'envoie quelqu'un ». Naya y était allée. Par curiosité en partie, et aussi parce qu'elle se sentait redevable, le gendarme l'avait laissée partir.
C'était un petit café, tout simple. Au coin de deux rues d'habitations. Ils cherchaient effectivement une serveuse et ils avaient bien reçu l'appel de Denis, le frère du patron, qui la recommandait. Naya fit un essai dès le soir même. Ca lui faisait une drôle d'impression, comme si elle avait travaillé dans ce lieu depuis des années. La patronne était une femme un peu ronde. Pas très bavarde mais souriante. Elle travaillait de longues heures sans jamais se plaindre. Le bar, la cuisine, la paperasse. C'était son mari qui avait créé l'entreprise apparemment, ça s'appelait « Chez Claudius ». Leur fils servait aussi de temps en temps, mais il étudiait. La chimie. C'était amusant de se dire que cet enfant qui avait grandi entre des tables, des ouvriers bruyants le midi, parfois l'après -midi des grands-mères qui prenaient le thé... des parents toujours affairés aux choses du quotidien, s'était-il passionné pour cette science. Ou alors c'était justement sa curiosité pour l'enchaînement des événements, les hasards chanceux, les rencontres qui créent un tournant décisif dans deux histoires de solitude, le temps oublié à la fin d'un repas qui amenait un retard au travail et sa suite de conséquences...qui l'avait inspiré...jusqu à tenter de résoudre l'ordre des chose par des formules mathématiques, des compositions moléculaires finalement moins complexes et moins incertaines que l'humeur des gens.. Et puis aussi, il faut dire que le silence qui régnait parfois dans le café entre deux services créait un joyeux tumulte dans les esprits de ceux qui attendaient. Qu'y a t'il de pire pour le repos de l'âme que la tranquillité parfaite ? Non. Celle-ci agite, celle-ci laisse libre court aux tourments qui viennent combler le vide.
Naya avait fait les frais du silence qui angoisse elle aussi. Dans ces moments là, elle allait s'asseoir sur le rebord de la vitrine, dans la rue afin de capter la silhouette des gens qui passent, d'un chien qui erre ou d'une poubelle qu'on ramasse...ainsi son esprit était capté par ces événements et elle en était un peu apaisée. Un jour la patronne avait posé quelques questions : « D'où venez-vous, de Paris ? », « Vous avez appris l'allemand à l'école ? » « Ca vous plaît le village ici, c'est calme non? » « Vous parlerez parfaitement quand vous rentrerez chez vous, croyez-moi, c'est comme ça qu'on apprend ! » Et Naya lui avait répondu, simplement. « Non, je viens de Lyon, c'est une grande ville aussi ». « Oui, j'ai étudié l'allemand à l'école, et ma grand-mère parlait aussi un peu, mais je ne pratique que depuis que je suis ici, en France, on apprend surtout la grammaire, lire, écrire, le projet est plutôt intellectuel, ce n'est pas pour nous aider à parler avec les autres. » « Oui, c'est bien ici, c'est tranquille ». Lorsqu'elle ne travaillait pas, Naya avait un peu découvert le village. Il y avait une mercerie où elle passait du temps. A regarder les boutons. C'était incroyable le nombre de formes, de couleurs, Naya s'imaginait changer les boutons de ses vêtements. En forme de soleils, de fleurs, de gros losanges verts, des boules en tissu...mais elle n'en avait pas acheté. Elle n'aurait pas su où les coudre vraiment. Et puis elle ne portait pas vraiment attention à ce qu'elle portait. Il fut un temps peut-être où elle aurait acheté et cousu vraiment ces boutons rouges, épais et brillants sur sa veste blanche. Il y avait aussi des motifs à broder. Beaucoup d'animaux, de personnages amusants. Petite, Naya se souvenait que sa mère lui en avait cousu sur ses jeans, là où elle était tombée et avait déchiré la toile. Elle était fière de ces dessins que ses copines jalousaient. « Oh, c'est beau, tu as trouvé ça où ? Tu as de la chance ! ». Naya se disait qu'elle en achèterait sûrement avant de partir, pour se souvenir de ce lieu et aussi pour offrir à sa mère un jour , peut-être, en lui souriant...ou alors à son enfant.
Au bout de deux mois elle avait demandé son congé, s'était répandu en remerciements et presque en excuses. Ils l'auraient bien gardée, elle travaillait bien, elle était discrète et propre, efficace. Mais Naya tournait en rond, et elle sentait en elle cette douleur qu'elle fuyait. Comme une brûlure, un étouffement aussi. Ses jambes voulaient courir, elle ne pouvait plus rester assise, sa tête allait exploser.
Alors elle était partie, et elle avait acheté des petits boutons rouges.
Maintenant dans le train, elle voulait les voir. Dans une petite pochette de papier blanc et fin, comme de la soie. Elle ouvrit la pochette. Ils étaient toujours aussi beaux. Comme des petits rubis, précieux pour elle. Quand le train se mit à ralentir, elle regarda dehors. Une grande ville. Avec ses immeubles gris et délavés qui l'entouraient. Des centres commerciaux d'où quelques personnes entraient ou sortaient. Des berlinois.
Naya avait longtemps imaginé ce lieu. Un grand mur surtout, des bombes, Hitler, des familles séparées, les victoires, l'espoir, des richesses et la misère. Un monde nouveau. On lui avait dit que c'était dur, comme après chaque chute de régime communiste. La misère est criante. Mais l'action aussi. Les gens sont plein de force insoupçonnée lorsqu'ils se battent pour s'en sortir. Ils trouvent des stratagèmes, font avec peu, réparent avec une ingéniosité incroyable. Ils s'allient, exploitent chacun leurs capacités, ils croient que les choses vont s'améliorer et font tout pour. C'est cela qui attiraient tant Naya. Et aussi parce que tellement de gens, elle le savait, comme elle, étaient attirés par ce point. Ca ne pouvait que créer un lieu incroyable, comme New York ou San Francisco, une sorte de frénésie, une couleur, une folie, une naïveté créative. Naya n'avait pas forcément mis ces mots sur la raison qui la poussait mais elle sentait qu'elle devait y aller et c'est cela qu'elle avait décidé, vivre ses intuitions. Ne jamais se laisser freiner par une peur, ne pas se laisse arrêter car on lui avait dit que ce n'était pas possible, ne pas trop penser. Partir.