Mémoire Master II neuropsychologie: remédiation cognitive de la mémoire auto-biographique chez un traumatisé crânien, usage de la photographie

Remédiation cognitive de la mémoire autobiographique chez un traumatisé crânien avec un syndrome frontal: usage de la photographie

 

Année universitaire 2006-2007

Session: septembre 2007

Université Victor Segalen, Bordeaux II

 

Directeur du mémoire: Claude TAILLEFER, maître de stage, psychologue clinicien spécialisé en neuropsychologie

 

Remerciements:

 

Je tiens tout d'abord à remercier le sujet de cette étude, Chapy, pour qui et avec qui nous avons mis en place la méthode de remédiation de la mémoire autobiographique décrite dans cette étude. C'est lui qui m'a permis de comprendre davantage la complexité et la spécificité du traumatisme crânien. Je remercie également Yannick VIGNAUD et toute l'équipe des UEROS pour m'avoir ouvert les portes des appartements thérapeutiques sans manquer de partager leurs expériences et compréhension de cette population. Merci aussi à Claude TAILLEFER, mon superviseur de stage et de mémoire à L'ADAPT-Château Rauzé qui m'a raconté sans compter l'histoire de la prise en charge des traumatisés crâniens qu'il vit depuis ses débuts, merci aussi pour les confrontations d'idées constructives! Merci à Sabine LANGEVIN pour sa disponibilité et sa générosité. Merci à Catherine SEMAL pour avoir gardé confiance en moi même lorsque je semblais un peu perdue dans le processus de cette étude. Merci à Bernard N'KAOUA pour avoir su en quelques remarques clarifier mes idées.

 

Je souhaite aussi remercier ma famille et surtout mon mari Yoelvis pour m'avoir donné la force de continuer même et surtout dans les moments les plus difficiles; ma mère, ma grand-mère, ma soeur, ma tante, mes cousins, mon amie Audrey, pour leurs conseils de simplicité et leur soutien permanent; mon fils à naître pour l'énergie qu'il me donne pendant que je rédige ce document et mon père pour m'avoir accompagnée jusqu'à cette année finale d'études et à qui je dédie ce mémoire.

 

Résumé

 

Les modèles de la mémoire autobiographique (Conway) ainsi que les expériences de remédiation cognitive de cette mémoire montrent son importance dans l'intégrité personnelle et l'établissement de buts réalistes pour un sujet. C'est la raison pour laquelle nous avons tenté la mise en place d'une nouvelle méthode de remédiation par l'usage de photographies avec un jeune homme traumatisé crânien. Les facteurs de mémorisation relevés dans la littérature qui ont guidé notre méthode étaient l'importance personnelle, la valeur affective de l'événement et son aspect sensoriel. Les séances hebdomadaires sur quatre mois consistaient en un travail de récupération d'informations en mémoire épisodique à partir de photographies prises par le patient. Nous avons évalué les changements au niveau des fonctions mnésiques (mémoire épisodique), des fonctions exécutives (attention, mémoire de travail et planification) mais aussi des comportements et de la thymie (motivation, anxiété, estime de soi et alexithymie). Les résultats ne montrent pas d'impact dans les évaluations classiques de la mémoire mais il y a une amélioration du rappel (notamment épisodique) dans le test spécifique de mémoire autobiographique de Piolino (le Tempau) ainsi que dans les observations de l'équipe thérapeutique. A part une amélioration générale des capacités à effectuer les démarches nécessaires à notre méthode, il n'y a pas eu d'effet sur les autres fonctions cognitives (pas de transfert). Les évaluations de la thymie révèlent surtout son instabilité et les difficultés d'auto-évaluation chez un tel patient. Auss,i on a observé les conséquences très importantes des nombreuses autres difficultés du patient (troubles de l'humeur, contexte personnel) sur ses capacités mnésiques. Ces résultats confirment les difficultés de prise en charge neuropsychologique de la mémoire à un stade séquellaire mais aussi la nécessité d'utiliser de nouveaux outils d'évaluation des fonctions cognitives et de la mémoire et surtout de prendre en compte les observations cliniques pour évaluer l'efficacité d'une telle prise en charge. Enfin, cette étude insiste sur l'importance de poursuivre la prise en charge mnésique pour permettre la mise en place efficace de projets d'insertion sociale et professionnelle chez de tels patients.

 

 

 

Mots-clés: remédiation cognitive; mémoire autobiographique; intégrité personnelle; traumatisme crânien; troubles mnésiques; syndrome frontal; ; fausses croyances; émotions; photographie.

 

 

Key-words: cognitive remediation, autobiographical memory, personal integrity, cerebral trauma, memory impairment, frontal syndrom, false believes; emotions, photography

 

 Introduction

 

Dans le cadre de mon stage de Master II en Neuropsychologie au Centre de rééducation Fonctionnelle-L'ADAPT (Ligue pour l'Adaptation des Diminués Physiques au Travail) - Château Rauzé, à Cénac, j'ai pu rencontrer diverses personnes dont les lésions cérébrales avaient des répercussions sur leur capacités de mémoire. A la sortie du coma, la plupart des patients sont en amnésie post-traumatique (APT) et n’enregistrent aucun souvenir depuis leur accident. Ce trouble mnésique régresse la plupart du temps avec une rééducation dans un espace thérapeutique (tels que les groupes de rééducation proposés au Château-Rauzé) mais pour une minorité, la destruction des structures cérébrales (bi-temporale notamment) engendre une amnésie irréversible, prévisible précocement lors des évaluations par le neuropsychologue.

En réalité il n’y a pas une dichotomie aussi tranchée, et de nombreux patients, au terme de la rééducation, gardent quelques troubles mnésiques alors que les capacités cognitives sont en voie de restauration. Il s’agirait pour ces derniers de mettre en place une nouvelle prise en charge personnalisée et spécifique à leur tableau clinique et cognitif. Piolino, ou Blairy (2006), font diverses tentatives pour améliorer la mémoire de la vie quotidienne des personnes dont les capacités cognitives sont en période de détérioration ( démence d'Alzheimer, schizophrénie). Dans le cas de personnes traumatisées crâniennes, jeunes et ayant déjà montré une évolution post-traumatique favorable, on peut espérer en adaptant les techniques de remédiation, avoir un résultat plus probant encore.

 

Mon étude consiste en la mise en place d'une méthode adaptée de remédiation cognitive de la mémoire autobiographique chez un jeune homme traumatisé crânien. L'objectif est d'évaluer les changements en terme de capacités cognitives, mnésiques et thymiques avant et après les séances de remédiation. Notre hypothèse est double. Premièrement, nous faisons l'hypothèse que la méthode de remédiation aura des effets sur les capacités cognitives de mémorisation et de rappel autobiographique épisodique. Dans ce cas, nous nous attendons à une variation de résultats aux tests de capacités cognitives, mnésiques et des fonctions exécutives impliquées dans ces processus. Deuxièmement, nous nous attendons à ce que la méthode de remédiation de la mémoire autobiographique ait des conséquences sur la perception de soi et sur la construction de l'identité de Chapy. Les réponses aux questionnaires d'auto-évaluation seront différentes après la période de remédiation.

 

Je décrirai tout d'abord brièvement les différents troubles de la mémoire qui peuvent être consécutifs à un traumatisme crânien et pariticulièrement les troubles de la mémoire autobiographique. Puis, je discuterai de l'importance du fonctionnement du lobe frontal dans les capacités mnésiques et les impacts possibles d'un syndrôme frontal sur le fonctionnement de la mémoire. Ensuite, je présenterai le modèle de mémoire autobiographique de Conway et la place de cette mémoire dans l'identité de la personne. Dans un deuxième temps, je décrirai la méthode de remédiation de la mémoire autobiographique mise en place en expliquant: les connaissances actuelles sur la remédiation cognitive, les facteurs favorisant le renforcement de la mémoire et la méthode spécifique élaborée pour cette étude. Enfin, je résumerai et analyserai les résultats des évaluations avant et après la période de remédiation pour en conclure sur son utilité.

 

I. Problématique

 

1. Traumatismes crâniens et troubles de la mémoire

 

Les plaintes autour des troubles de la mémoire résiduels sont présentes chez une grande partie des patients qui ont eu une amnésie post-traumatique de vingt quatre heures ou plus. (certains troubles vrais et d’autres troubles) Des difficultés mnésiques perdurent à long terme en terme de rappel, de qualité de stockage et aussi d'encodage avec des troubles de la mémoire rétrograde (souvenirs passés) et antérograde (capacités d'apprentissage). Ces déficits peuvent provenir d'origines traumatiques diverses (lésions temporales, frontales et sous-corticales) et avoir des expressions variées. On évalue habituellement les pertes mnésiques suivant des classifications de types de mémoire et parfois associés à des régions particulières du cerveau. Le tableau de déficits est particulier pour chaque individu en fonction des lésions, mais aussi de son histoire pré-morbide et de son mode de fonctionnement personnel. Les conséquences sur la vie quotidienne sont plus ou moins graves et c'est cet impact qui nous intéresse en rééducation. Ainsi, des dissociations entre des déficits en mémoire verbale ou visuelle, en mémoire holistique (des ensembles) ou par détails s'observent en fonction de la latéralisation de la lésion (Signoret, 1991). Les mémoires à long terme ou à court terme peuvent être atteintes de manière séparées (Graham & Hodges, 1997) et certains types de mémoire spécifiques sont plus rarement altérées (mémoire des visages, mémoire des couleurs). De manière générale, les souvenirs implicites (Manning, 2004) sont mieux conservés que la remémoration explicite et les souvenirs affectifs sont également plus solides. Le circuit de Papez - circuit hippocampo-mamillo-thalamique (Cambier, J., Masson, M, & Dehen, H., 1994), est impliqué à tous les niveaux des processus de mémorisation. Des lésions d'une partie de ce circuit ont des conséquences dramatiques. Chez l'animal, il a été de nombreuses fois démontré que l'amygdale a une action sur l'hippocampe qui module l'impact de l’événement affectif sur mémorisation (Packard & al, 1994; Cahill & McGaugh, 1995, 1998).

Il existe aussi des dissociations entre des déficits en mémoire sémantique ou en mémoire épisodique attribuées à des lésions plutôt localisées ou diffuses. Nous n'aborderons pas ici les questions du rôle du lobe temporal interne dans la consolidation du souvenir (rôle temporaire ou à long terme), mais ce débat est actuel et important dans la compréhension des différents types d'amnésies rétrogrades (Nadel & Moscovitch, 1997; Piolino, atelier 142). La mémoire épisodique est celle qui permet de se souvenir d'événements particuliers alors que la mémoire sémantique enregistre les connaissances détachées de leur contexte d'apprentissage. Plusieurs auteurs (Cermak, 1984) estiment que les souvenirs anciens, en se décontextualisant, deviennent des souvenirs sémantiques et sont mieux préservées dans l'amnésie que les souvenirs récents, associés à un contexte spatio-temporel (épisodiques). Il semblerait ainsi que les souvenirs anciens soient le plus souvent perçus avec une perspective de spectateur plutôt que d'acteur (Nigro et Neisser, 1983) – ce qui correspondrait à des souvenirs plutôt sémantiques- même si Conway a montré qu'au contraire, il peut exister certains souvenirs anciens épisodiques, notamment émotionnels chez les sujets normaux et amnésiques (In Piolino & all, 2000). On évalue aussi séparément en mémoire épisodique les capacités d'enregistrer une information (encoder), de stocker ou de restituer (récupérer) cette information qui peuvent être altérées de manière différente.

La mémoire autobiographique est la mémoire de Soi et peut être sémantique ou épisodique. Tulving (2001) définit la mémoire autobiographique épisodique comme la « mémoire vraie » car c'est elle qui constitue le noyau identitaire de la personne avec des souvenirs attachés à des périodes de sa vie. Elle implique notre propre subjectivité (Tulving, 2001, p. 1506). C'est elle qui permet à l'individu de définir ses projets futurs en fonction de ses expériences passées. Cette mémoire autobiographique est souvent touchée de manière rétrograde autour de la période de l'accident mais aussi de manière antérograde en fonction des capacités restantes d'acquisition des souvenirs. Cette mémoire autobiographique a été atteinte chez Chapy autour et depuis la période de l'accident. C'est donc sa nouvelle identité qui est fragilisée. Nous verrons comment nous nous sommes intéressés à la remédiation de cette mémoire autobiographique épisodique.

 

2. Syndrome frontal et troubles de la mémoire

 

La région frontale du cerveau est reconnue essentielle dans le bon fonctionnement exécutif cognitif. Une lésion dans cette région peut toucher de manière généralisée ou spécifique les différentes capacités exécutives que sont les capacités de raisonnement déductif et inductif, la planification, l'initiation d'actions, l'organisation temporelle, l'inhibition, la catégorisation ou la capacité de vérification (Lauriot-Prévost, 1995). Les conséquences de telles lésions sur les capacités mnésiques sont importantes. En effet, les fonctions exécutives permettent d'organiser les informations en mémoire, en fonction du contexte temporel ou de lieu (Knowlton & Squire, 1995) mais aussi de les rechercher de manière stratégique et efficace. Si elles sont déficitaires, la personne aura des difficultés d'accès aux connaissances enregistrées. On parle d'amnésie par « dysconnexion du système de stockage et du système de médiation cognitive » (Baddeley & Wilson, 1986; Della Sala, 1993). Des travaux montrent que les performances obtenues à des tests de mémoire autobiographique sont davantage corrélées aux performances à des tests des fonctions exécutives qu'à des tests de mémoire épisodique (Kopelman & Kapur, 2001; Della Sala, 1993). De plus, les informations récupérées sont souvent désorganisées: leur contexte d'encodage, le moment, le lieu, les personnes peuvent donner lieu à des confusions. La lésion frontale augmentant la sensibilité aux interférences (Hayman, 1993), les événements s'intercalent et interfèrent dans les souvenirs et c'est ainsi que la mémoire épisodique liée au contexte est perturbée. Ce trouble est la cause d'erreurs dans le jugement de la source et des confabulations typiques des traumatisés frontaux (Blairy, 2006). Dans le cas de Chapy, on observe ainsi de nombreuses distorsions des événements (relation amoureuse qu'il évoque mais qui n'existe plus, souvenir d'une réussite professionnelle dans le cas d'un échec). De manière très intéressante, il a été montré que les faux-souvenirs correspondent souvent à une image idéale de Soi (Conway & Tachy, 1996). De plus, cette difficulté à organiser temporellement les événements et à relier le présent au passé et au futur amène un vécu de discontinuité. Enfin, le lobe frontal est impliqué dans la conscience de Soi (Levine & al, 1998). On comprend ainsi qu'une lésion a des conséquences sur le vécu subjectif d'un souvenir puisque, comme Piolino l'explique, le processus de reconstruction du souvenir requiert l'administrateur central de la mémoire de travail, modulé par le modèle d'identité du sujet sous la dépendance du lobe frontal (Piolino, 2006). Une lésion du lobe frontal peut ainsi être responsable d'un symptôme particulier, l'anosognosie, qui est l'inconscience ou négation du déficit physique ou cognitif (Bérubé, 1991).

 

3. Le modèle de la mémoire autobiographique de Conway: un modèle d'intégrité personnelle (voir Annexe 1)

 

Parmi les modèles de représentation des systèmes de mémoire, Conway (1994, 1996, 2000, 2001, 2004) propose un modèle de mémoire autobiographique que j'ai trouvé le plus complet et utile dans la pratique. Ce modèle considère la mémoire autobiographique organisée en catégories et sous-catégories qu'il nomme "histoire de vie", « périodes » de vie, « événements généraux », et « détails spécifiques ». Les périodes de vie sont définies en rapport aux époques principales par lesquelles passe tout individu et contiennent les buts, les plans et les thèmes du "self" (personnels) particuliers à une période: la période scolaire, la période professionnelle, la période parentale, ...Les événements généraux sont les événements qui sont restés remarquables par leur spécificité, ils peuvent être des événements répétés ou étendus supérieurs à une journée: un voyage de noce, les répétitions du spectacle de fin d'année, ..., c'est le mode naturel d'entrée de la mémoire autobiographique. Un détail spécifique est un moment particulier, phénoménologique, mesuré en secondes ou minutes et qui reste gravé dans la mémoire avec une quantité importante de détails sensoriels (images, sentiments, odeurs), ce niveau de détails détermine la qualité épisodique du souvenir. Le modèle d'intégrité personnelle de Conway a ceci de particulier qu'il considère les souvenirs enregistrés en rapport aux buts personnels d'un individu. « L'événement encodé et récupéré est une interprétation propre du sujet »: c'est le caractère d'échec ou de réussite en fonction de l'objectif fixé qui rend un événement propice à être mémorisé. Ensuite, ces souvenirs vont avoir un impact sur les prises de décision de la personne puisqu'ils imposent des limites sur les types de buts qu'un individu peut conserver de manière réaliste; « les événements sont retenus si ils sont en accord avec les but actuels du self » (Conway & Pleydell-Pearce, 2000). On voit ici que la mémoire autobiographique d'un individu interfère directement avec le type de connaissances qu'il continue à se faire sur le monde social et avec ses motivations personnelles. Moffit et Singer (1994) observent également que le rappel de souvenirs se fait en fonction des buts de la personne, mais que nos projets s'adaptent également à nos expériences passées: « ce qu'on veut pour nous même dans le futur dépend de ce qu'on ressent par rapport à ce qu'on a eu ou pas eu dans le passé » (traduction libre, p. 25, Moffit & Singer). Particulièrement, leur recherche montre que si les souvenirs sont plus positifs, les personnes sont plus optimistes par rapport à la possibilité d'atteindre leurs buts. Dans le modèle de Conway, l'accès au souvenir peut se faire de manière contrôlée et organisée selon les besoins de la situation mais aussi parfois de manière directe et involontaire au travers d'indices sensoriels particuliers: odeurs, son, images (Tulving & Thompson, 1972; Moscovitch & Melo, 1997). Piolino (2000) met en avant cet aspect à la fois sensoriel et conscient de la mémoire autobiographique et estime que « la récupération en mémoire épisodique est un voyage mental dans le temps et l'expérience subjective du souvenir souvent associée à l'imagerie visuelle ».

 

II. Méthode de remédiation cognitive de la mémoire autobiographique

 

1. Présentation du cas clinique, Chapy

 

J'ai rencontré Chapy, le sujet de mon projet, en Octobre 2006 lors d'une évaluation en neuropsychologie dans le cadre d'un projet de vie en colocation avec d'autres blessés. Il vit alors aux appartements thérapeutiques des UEROS (Unité d'Evaluation de Réentraînement et de Réinsertion Sociale) où je vais être amenée à le rencontrer par la suite. C'est un jeune homme traumatisé crânien grave à l'âge de dix-huit ans dans un accident de scooter; il a maintenant vingt-deux ans.

Lors de son accident du 14 décembre 2002, Chapy est dans un coma évalué à 4 sur l'échelle de Glasgow. En réanimation, il montre des premiers signes d'éveil le 30 décembre et respire spontanément le 11 janvier 2003. A l'IRM du 16 janvier, sont observées les séquelles cérébrales: des contusions fronto-temporales, des lésions axonales diffuses touchant la substance blanche, le thalamus des deux côtés et le tronc cérébral. Il souffre également d'une hémiplégie droite et de lésions au niveau de l'oeil droit. Le 18 février 2003, il entre au service de rééducation physique et cognitive l'ADAPT-Château Rauzé où il passe au travers des différents services (éveil, transition, rééducation, réadaptation) jusqu'au 6 août 2004. Puis il reprend une scolarité à l'Institut Médico Educatif le Joyau Cerdan spécialisé pour traumatisés crâniens d'Osséja et y reste jusqu'à l'été 2006 avant de rejoindre les appartements thérapeutiques des UEROS dans un projet de réinsertion sociale et professionnelle ou de loisirs.

Pour Chapy, l'instant qu'a duré son accident a déterminé tous les autres moments de son existence. Sur le plan physique, il garde des séquelles importantes au niveau de la marche et de la vue, mais il a aussi des séquelles cognitives qui ont un impact important sur tous les domaines de sa vie. En effet, non seulement il ne pourra pas pratiquer dans le domaine professionnel pour lequel il se préparait, la mécanique de cycles et motocycles, mais il ne pourra sans doute plus conduire d'engins motorisés ce qui avait été sa passion; ses relations amicales, familiales, amoureuses se sont aussi transformées tout comme lui a changé ce jour là. Il dit qu'il « aimerait remonter le temps », mais aussi « qu'il faut faire avec ».

Chapy vivait chez sa mère et son beau-père au moment de son accident et y retourne encore presque tous les weekends. Ses relations avec ses proches sont presque toujours ambigües. Sa relation avec sa mère, qui elle aussi vit une situation personnelle difficile, est double: il se sent protecteur vis à vis d'elle mais il se plaint aussi de ses réactions (interdictions, contrôle) qu'il ne comprend pas toujours ; avec son beau-père, la relation est assez tendue. Il a un frère jumeau qui pendant quelques temps s'est orienté dans la même voie professionnelle que Chapy et, après un poste dans l'entreprise de réparation de motocycles où travaillait Chapy, a poursuivi dans ce métier jusqu'à présent. En février 2007, ce frère a lui aussi subi un accident de moto qui le handicape sérieusement aux membres inférieurs. Chapy entretient avec lui une relation à la fois fraternelle et parfois conflictuelle. Il voit son père de temps en temps mais semble toujours lui reprocher la situation où se trouve sa mère. Il est resté proche de ses grands-parents et aime beaucoup retourner dans sa ville d'origine où il dit revoir quelques amis et une petite amie: cependant, dans nos discussions avec les autres thérapeutes et nos observations sur quelques mois, ce cercle amical serait beaucoup plus restreint que Chapy ne veut bien le reconnaître. Aujourd'hui, Chapy vit en colocation avec trois autres jeunes gens traumatisés crâniens. Encore une fois, son rapport aux autres est complexe: Chapy est un jeune homme qui s'intègre socialement avec d'autres personnes si les conditions sont favorables: accueilli de manière aménagée dans un milieu ordinaire, il montre un intérêt à l'échange relationnel. Cependant, il montre une grande difficulté à s'intégrer avec les autres personnes du milieu protégé car la confrontation aux handicaps des autres -surtout s'ils se rapprochent des siens- le heurte. Dans le groupe des appartements thérapeutiques, il se retrouve souvent isolé du fait de son manque d'interaction avec les autres jeunes mais aussi de ses réactions parfois violentes (physiquement) à leur sujet. Avec les thérapeutes, il aime être le centre de l'attention. Il aime beaucoup blaguer mais il peut aussi exprimer son désaccord ou son désintérêt si notre discours ne correspond pas à sa demande du moment. Il est très réactif aux refus et a du mal à maîtriser sa colère. Le comportement assez désinhibé mais aussi les affects changeants de Chapy correspondent bien à un syndrome frontal séquellaire à l'accident.

En semaine, Chapy participe à des activités de loisirs (art-plastique, ateliers d'argile) où il peut montrer un vif intérêt et qu'il décrit avec passion. Dans la réalité, son implication dans ses activités n'est pas aussi active qu'il le laisse entendre et dépend fortement de son état affectif. Il continue à fréquenter le club de rugby auquel il appartenait et où il participe parfois à la préparation des repas mais, alors qu'il se décrit très actif dans ce bénévolat, le discours de la mère est tout autre puisque c'est elle en fait qui participe à la préparation et que Chapy a pu rester des journées entières à l'attendre et à s'ennuyer. Il a aussi fait quelques stages professionnels dont un à l'ESAT (Etablissement et Service d'Aide par le Travail) spécialisé dans l'accueil de traumatisés crâniens et dans son ancien lieu de travail. Lors de son stage à l'ESAT, Chapy rapportait un vécu de succès et de grande facilité des tâches qu'on lui donnait: cette auto-perception contrastait avec le rapport de l'entreprise qui ne l'a pas jugé assez rapide et compétent pour intégrer ce service professionnellement. De la même manière, le stage dans l'entreprise de motocycles à été un échec, Chapy ayant des difficultés sur des tâches simples et ne souhaitant pas réintégrer une formation. Ces innombrables contradictions révèlent aussi bien les troubles du jugement de la réalité que la distorsion de son vécu dans ses souvenirs en lien avec le syndrome frontal. De manière générale, il manipule la réalité dans le sens de sa valorisation.

 

Une conséquence importante du traumatisme crânien pour Chapy sont ses troubles réels de la mémoire. Il en fait part aisément mais il est déstabilisé par les remises en question de son discours par les thérapeutes qui ne perçoivent pas son vécu des événements de la manière dont il les décrit et qui corrigent souvent son rappel d'événements passés ou à venir en terme de la période, du contenu ou de la réaction affective qu'il a eu lors de cet événement. Chapy s'amuse parfois de ses troubles de la mémoire mais souvent il se frustre de ne pas trouver les informations qu'il recherche. J'ai été interpellée par cette impression d'étrangeté qui se dégage de Chapy: une vraie présence, beaucoup d'interactions, mais en même temps, si peu de compréhension de ses changements depuis l'accident et si peu de réalisme par rapport à ce qu'il souhaite pour son avenir. C'est ainsi que nous avons décidé ensemble d'essayer de remédier autant que l'on pourrait à ces difficultés mnésiques.

 

2. Présentation de la méthode de remédiation cognitive de mémoire autobiographique

 

A. Efficacité de la remédiation cognitive

 

Le terme remédiation cognitive fait référence aux interventions spécifiques qui visent des domaines ou des déficits par réentrainement direct ou par des stratégies compensatoires (Ben Yishay, 1993). Premièrement, comme dans toute démarche thérapeutique, le patient doit être engagé dans cette démarche volontaire de remédiation; il s'agit pour lui d'avoir compris les objectifs et les difficultés de ce projet et de souhaiter s'y investir de manière active; l'alliance thérapeutique doit être forte (Mazaux, 2006). Dans l'approche holistique de rééducation cognitive expérimentée au Rusk Institute de New York, Mazaux (2006) décrit les facteurs contribuant à une rééducation efficace: prise de conscience, capacité de modification du comportement, compensation des habiletés adaptées à la vie quotidienne, « acceptance » de ses déficits et de ses handicaps ainsi que travail sur l'identité. Aussi, les expériences passées montrent de manière générale que pour qu'une remédiation cognitive soit efficace, elle doit être spécifique et adaptée à la personne avec ses déficits, ses capacités mais aussi son histoire, sa personnalité, ses motivations (Cicerone, 2000). C'est à partir d'une analyse fine du tableau clinique que l'on peut proposer une démarche de remédiation correspondant aux besoins propres et actuels de la personne. De plus, il a été montré qu'il est une perte d'énergie d'essayer de restaurer des capacités déficitaires surtout quelques années après l'accident. Il est plus efficace de s'appuyer sur les capacités préservées afin de mobiliser et même augmenter leur potentiel d'usage qui peut à son tour avoir un impact sur les domaines déficitaires (Cicerone). Aussi, de manière générale, les mémoires implicites telles que la mémoire procédurale (Manning, 2004) et la mémoire affective sont mieux préservées lors d'un traumatisme et même de démences. Il est nécessaire de prendre en compte les réserves et d'y appuyer la méthode de remédiation cognitive. Dans le cas d'une remédiation de la mémoire, il s'agit également davantage de réorganiser les stratégies d'encodage et de récupération en mémoire plutôt que de chercher à restaurer les types de mémorisation lésés (Wilson, 1991; Van der Linden & Van der Kaa, 1989). Chez le traumatisé crânien grave , il est montré qu'il n'y a pas amélioration de la mémoire épisodique mais que l'on peut travailler sur les stratégies (Van der Linden, Coyette, Seron, 2000). Par exemple, il est possible d'apprendre une information sémantique pour le traumatisé crânien grave si elle est significative et compatible avec ses concepts pré-existants (Van der Linden, Coyette, Seron, 2000). Par ailleurs lorsqu'il apparaît que certaines fonctions sont trop déficitaires pour essayer d'y avoir un effet de la rééducation, il devient judicieux de confier ces fonctions à un support physique qui dans le cas des troubles de la mémoire peut être un agenda, une organisation de l'environnement ou dans le cadre de notre méthode, des photographies (De Partz, 1994; Wilson, 1997, Roy, 2001). Enfin, un neuropsychologue qui s'engage dans un processus de remédiation cognitive avec un patient doit s'attendre à des progrès ne devenant durables qu'à partir d'un temps assez important de rééducation et surtout après de nombreuses répétitions de la démarche thérapeutique. Les changements et apprentissages sont possibles, mais toute réorganisation de réseaux neurologiques demande de la durée. Berg & all (1991) parlent d'une amélioration objective après quatre mois de traitement. Dans le recueil de conseils pour l'intervention en remédiation cognitive, Cicerone (2000) recommande une intervention multimodale lorsque les déficits cognitifs sont multiples. L'intervention par ordinateur n'est conseillée que si l'intervention est multimodale et surtout si le thérapeute est impliqué pour favoriser la prise de conscience des forces et faiblesses (Mazaux, 2006) ainsi que le développement de stratégies compensatrices et la facilitation du transfert des acquis dans des situations de vie quotidienne (Cicerone). Enfin, ces programmes prennent en charge autant l'aspect cognitif qu'interpersonnel et affectif des déficits.

Dans notre travail de psychologue, l'intérêt de toute approche de rééducation se doit d'être celui du patient. Hors, l'expérience a prouvé que de nombreuses méthodes de rééducation de la mémoire se sont trouvées être efficaces dans le contexte du laboratoire mais non-transférables aux conditions de vie réelle du patient (Sohlberg & Mateer, 1989). En effet, dans ces cas, l'apprentissage se limitait aux éléments qui avaient constitué l'entraînement (listes de mots) mais le patient ne parvenait pas à appliquer ces mêmes techniques de mémorisation à d'autres items par lui même. Notre projet concerne du matériel qui appartient directement à la vie quotidienne du patient.

Puisque la mémoire autobiographique s'avère être au centre même de la construction identitaire, sa remédiation semble nécessaire si l'on considère le travail sur la connaissance de Soi et l'estime de Soi comme propre à la fonction du psychologue (Ben Yishaw, 1993). Il a était montré que les personnes dépressives ont particulièrement des déficits au niveau de la mémoire autobiographique (Piolino, 2000) ce qui prouve l'importance de ce type de mémoire dans le vécu identitaire. De plus, il est observé que les personnes âgées qui déclinent sur le plan de leur mémoire épisodique conservent leurs souvenirs autobiographiques plus longtemps ce qui nous confirme le caractère essentiel de ces souvenirs dans la préservation de la santé mentale de l'individu. Blairy, en 2006, s'est également appuyée sur ces principes pour mettre en place une méthode de remédiation de la mémoire autobiographique chez des personnes schizophrènes pour travailler sur les difficultés identitaires propres à la schizophrénie.

 

B. Facteurs de mémorisation

 

Afin d'améliorer les stratégies d'encodage et de récupération en mémoire, il est important de prendre en compte les facteurs qui favorisent ces processus. D'une manière générale, la répétition (interne ou externe ) du souvenir a une influence considérable sur la qualité du souvenir (Brewer, 1996). Par ailleurs, les différentes recherches ont mis en évidence que l'importance personnelle, l'entrée sensorielle ainsi que la valeur affective de cet événement ont un impact important sur les capacités à enregistrer et à retrouver le souvenir de cet événement.

Au sujet de l'importance personnelle, alors qu'une trop forte réaction émotionnelle amène à une diminution du traitement des détails perceptuels et contextuels de l'événement (implication de l'amygdale), un événement à signification affective importante mais qui n'induit pas d'éveil émotionnel trop fort permet au contraire d'attirer l'attention vers les éléments contextuels et perceptuels de l'événement (implication de l'hippocampe), et ceci d'une manière involontaire comme le montre la recherche de D'Argembeau et Van der Linden (2004). Aussi, lors d'une autre expérience, D'Argembeau et Van der Linden (2005 a) montrent que lors de la présentation d'images à connotation positive ou négative mais amenant à un même niveau d'éveil affectif, les images négatives sont mieux rappelées. Cette différence est comprise dans le sens où les informations négatives sont mieux rappelées car elles sont souvent plus pertinentes en terme d'influence par rapport au buts personnels; cependant si les images à connotation positive sont aussi importantes sur un plan personnel, ils font l'hypothèse qu'elles seront aussi bien enregistrées. Cabeza (2004) a montré qu'il y avait une meilleure reconnaissance lors de la présentation de photographies lorsque un même sujet avait été photographié par la personne que lorsque la photographie avait été prise par une autre personne. Toutes ces recherches sont en faveur de l'influence de l'importance personnelle de l'événement dans sa mémorisation.

La qualité sensorielle de l'événement a également des conséquences sur son enregistrement. En 1977, Brown & Kulik ont décrit les « souvenirs flash » qui sont des souvenirs accompagnés de beaucoup de détails sensori-perceptifs. L'amorçage perceptif, qui permet de récupérer un souvenir suite à la présentation d'un stimulus sensoriel, se fait grâce au lobe occipital et a une influence constante dans la vie quotidienne: on en constate les effets chaque fois qu'une odeur, un son ou une image provoque en nous des réminiscences (De Casper & Spence, 1986, dans Manning, 2004). Cet effet d'amorçage est possible même si il y a des déficits en mémoire épisodique car il se passe à un niveau implicite au travers du système de représentations perceptives (Ergis, 2003). L'imagerie visuelle augmente la récupération de détails spécifiques et a donc des conséquences sur l'expérience subjective du souvenir (Dewhurst et Conway, 94; Brewer, 96): plus un souvenir est détaillé, plus il fait partie de notre mémoire autobiographique. De plus la quantité de détails perceptivo-sensoriels disponibles serait un indice favorable de son exactitude. On voit ici l'importance de la teneur sensorielle du souvenir dans son enregistrement et sa remémoration.

De manière générale, le rôle de modulation de l'émotion sur la mémoire a été souligné dans de nombreux travaux chez les sujets normaux et les patients cérébro-lésés (Cimino, 1991; Christianson & Safer, 1996; Schacter, 1999; Van der Linden & al, 2000). Quant à la l'impact de la valeur affective de l'événement, en est témoin le syndrome post-traumatique où la récupération de souvenirs de manière involontaire et massive suite à des événements à forte tonalité émotionnelle montre comment l'encodage a été naturellement favorisé pour répondre à un besoin biologique (Livingston, 1967). Des expériences montrent comment des photographies d'événements traumatiques sont suivies d'un enregistrement en mémoire accentué (Lang, Bradley & Cuthbert, 1999). Nos réactions affectives dans des contextes qui ont été marqués d'une expérience émotionnelle sont un autre indice de l'apprentissage inconscient de la valeur affective des événements qui nous sont arrivés (théorie des marqueurs somatiques, Bechara & Damasio, 1997). L'éveil (arousal) émotionnel entraîne une réponse du système autonome qui engage des mécanismes neuronaux et hormonaux spécifiques qui ont un impact sur la mémorisation (Cahill & MacGaugh, 1998; Hamann, 2001). Dans le cadre d'expériences en laboratoire, Ledoux (1996) a montré qu'une histoire à forte connotation émotionnelle est mieux rappelée qu'une histoire neutre et Hermann (1997) que le rappel est meilleur chez un sujet sain pour des photos chargées émotionnellement . Le modèle MCM (Mood Congruent Memory) de Blaney (1986) postule que le sujet mémorise plus facilement un matériel dont la valence affective est congruente à son humeur lors de l'encodage; cependant cela ne serait vrai que pour la mémoire explicite (Ergis, 2003). Il faudra revenir sur un point de débat entre l'importance de la tonalité affective lors de l'événement même (Ledoux, Christianson, 1992) ou alors lors de son rappel (Mesulam, 1998, Conway, 1996). En effet, dans des conditions de remédiation cognitive où le travail se fait sur les souvenirs, le contexte affectif de la réévocation dans le cadre de la rééducation a également un impact sur le renforcement de ce souvenir. Les difficultés d'expression ou de perception des affects par le patient seront également à prendre en compte dans le travail avec le patient (alexithymie). Ainsi, dans le cas de dépressions chroniques, l'accès aux souvenirs spécifiques est souvent « bloqué» et empêche la remémoration, ce qui protégerait des souvenirs traumatiques (Conway & Pleydell-Pearce, 2000); chez les traumatisés crâniens, l'atteinte cérébrale peut engendrer un « blocage mnésique » similaire.

 

C. Méthode proposée

 

Nous nous sommes appuyés sur les expériences de la littérature ainsi que sur le tableau clinique particulier de notre patient pour proposer une méthode de remédiation de la mémoire autobiographique qui soit la mieux adaptée aux capacités, aux déficits, à la personnalité et aux besoins du patient. Ainsi, nous avons choisi de travailler à partir de la prise d'images photographiques, de leur observation et de l'élaboration dans le discours à leur propos. En effet, nous avons pu observer que Chapy était naturellement attiré par la prise de photographies comme un moyen de pallier à son manque de mémorisation des événements. Nous nous sommes inspirés de cette motivation personnelle ainsi que de la théorie de l'importance de l'imagerie visuelle pour l'encodage et la récupération (accès direct par indiçage visuel) d'événements pour mettre en place notre méthode. Nous avons cependant orienté les sessions de travail autour du choixde photographies représentant des événements arrivés personnellement à Chapy dans la semaine entre deux sessions. Ces événements sont ensuite discutés et décrits avec le thérapeute pour vérifier le caractère événementiel et personnel de la photographie ainsi que pour élaborer autour des impressions cognitives et affectives sur cet événement (voir Annexes 2). Nous avons choisi la définition de Williams et Broadbent (1986) pour considérer qu'un événement pouvait prendre fonction de souvenir: «  un souvenir est spécifique si il se réfère à une situation personnellement vécue, qui ne s'est produite qu'une seule fois, dans un moment et un lieu particulier, et qui n'a pas duré plus de vingt-quatre heures ».

Lors de la rencontre avec le thérapeute, nous posons des questions sur l'événement pour préciser le lieu, le moment, les personnes présentes ainsi que les idées et sentiments au sujet de cet événement. Nous évaluons aussi la valeur affective ainsi que l'importance personnelle de cet événement (voir Annexes 2). Nous avons conscience que les souvenirs discutés sont le fruit d'une réélaboration du souvenir et non pas d'une simple répétition (Piolino). En effet, la récupération du souvenir en le racontant ou en y repensant reconstruit ce souvenir (Johnson & Chalfonte, 1996). C'est la réorganisation de ce souvenir dans le schéma du Self qui contribue à sa consolidation et c'est pourquoi c'est sur cet aspect que nous travaillons.

Les séances se sont déroulées de manière hebdomadaire pendant quatre mois avec à la fin de chaque mois, une séance de rappel de l'événement à partir de l'indice visuel photographique (amorçage perceptif). Les questions posées lors de la première sélection des images sont reposées lors du rappel afin de renforcer le souvenir et aussi d'évaluer la consistance de ce rappel.

La mise en place de cette méthode de remédiation de la mémoire n'a pas été aisée. En effet, les troubles propres de mémoire m'ont amenée à devoir rappeler à Chapy qu'il avait à prendre des photos de manière hebdomadaire ainsi que de ne pas oublier de se présenter à notre rendez-vous, ni d'amener le matériel nécessaire (que nous avons réduit au maximum et laissé sur place pour éviter d'augmenter les pertes et oublis). Dans les dernières séances, c'est lui qui me contactait pour vérifier que je viendrai bien au rendez-vous! De plus, les démarches techniques d'apprentissage d'enregistrement, de mise en page et d'impression des images ont nécessité beaucoup de répétitions, de patience de la part de Chapy comme de la thérapeute. Lors des dernières séances, il est capable et fier de pouvoir effectuer la démarche pratiquement de manière autonome. Il a fallu aussi préciser ce qu'était un souvenir personnel et significatif car Chapy avait tendance, surtout au début, à photographier des oeuvres faites par d'autres personnes ou alors des images qu'il trouvait amusantes mais qui ne relevaient pas de son vécu personnel: au fur et à mesure, il a compris l'importance de choisir des événements autobiographiques et classait les photos dans l'ordre dans un classeur attitré à cet usage qu'il prenait plaisir à présenter aux gens avec qui il discutait. Aussi, les troubles de santé ou d'humeur de Chapy ont parfois eu des conséquences sur les séances de remédiation, et il a fallu s'adapter à la fatigue, aux maux de tête et d'estomac liés à l'accident ou aux circonstances affectives du moment. La valeur affective des images a souvent été soit neutre soit positive car les événements négatifs n'étaient pas photographiés. Chapy reconnaissait que dans les périodes difficiles, il n'avait pas envie de prendre des photos, n'avait pas envie de se souvenir et qu'il n'avait « pas non plus trop la tête » à s'engager dans la démarche thérapeutique. De manière générale, Chapy, ainsi que les autres intervenants ont pu constater qu'il était motivé par cette démarche et qu'il attendait ma venue et préparait son matériel avec enthousiasme. Imprimer ses photos lui plaisait, ainsi que les montrer et parler de ces événements avec d'autres.

 

III. Résultats

 

1. Evaluations pré-remédiation

 

  1. Capacités mnésiques

 

a. Attention et mémoire de travail

 

Les capacités attentionnelles nous intéressent dans le sens où elles ont un impact direct sur les capacités mnésiques. En effet, c'est l'attention que l'on prête à un événement qui va nous permettre de le mémoriser. De plus, des difficultés à sélectionner les informations pertinentes et à inhiber celles que l'on ne veut pas retenir (mémoire de travail) amènent naturellement à des souvenirs incertains.

Chez Chapy, l'attention divisée évaluée par l'épreuve informatisée du TEA (Zimmerman & Fimm, 1994) est très déficitaire:16 omissions: percentile = 0 , 29 erreurs, Temps de Réaction: percentile = 2. La mémoire de travail évaluée par le TEA est aussi très déficitaire: 4 omissions: percentile = 7 , 9 erreurs: pc = 1, Temps de Réaction: percentile = 7

Ces résultats concordent avec les observations cliniques que nous avons pu faire de Chapy qui se révèle très facilement perturbé par l'environnement et qui peut rapidement oublier la tâche qui était en cours au moment où il s'est arrêté de s'y concentrer. Ces résultats nous amèneront à prendre garde à limiter le nombre d'informations sur lesquelles Chapy travaillera en même temps ainsi qu'à travailler de manière à potentialiser ses capacités attentionnelles pendant les phases de mémorisation: peu de distracteurs, clarification des données à mémoriser.

 

b. Mémoire épisodique

 

Les capacités mnésiques d'un individu sont généralement évaluées en neuropsychologie par des tests de mémoire épisodique portant sur des rétention de listes de mots, de textes ou d'images, de figures. Ce sont les faibles capacités mnésiques de Chapy et ses conséquences en vie quotidienne qui nous ont amenés à tenter une méthode de remédiation de la mémoire. En effet, ses capacités de mémoire verbale sont très faibles, cependant, il conserve une bonne capacité d'apprentissage que nous démontrent ses très bons résultats en mémoire visuelle. Cette différence selon le matériel nous a renforcés dans notre tentative d'utiliser une méthode utilisant du matériel visuel (photographique).

 

Mémoire épisodique verbale

 

La mémoire épisodique verbale est évaluée par l'épreuve de Grober & Buschke (1987) d'apprentissage d'une liste de 15 mots où l'apprentissage est forcé par l'indiçage catégorique. Les résultats chez Chapy sont nettement inférieurs aux moyennes attendues pour son âge. De plus l'indiçage ne permet pas de récupérer tous les mots: 9 mots récupérés sur 15 en rappel différé. Il y a une difficulté à l'encodage de l'information.

Rappels

R imm

R libre 1

R ind 1

R libre 2

R ind 2

R libre 3

R ind 3

R libre Di

R ind Di

Nb mots

14

7

2

3

8

5

6

4

5

moyenne

15,8±0,5

11,3±1,9

4,2±1,8

13,5±1,5

2,3±1,5

14,3±1,3

1,6±1,3

14,9±1,5

1,1±1,5

 

Total avec indiçage 14 9 11 11 9
Moyenne totale 15,8±0.5 15.5±1 ... ... ...

  

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