Comment des représentations de Théâtre Playback peuvent-elles avoir un impact sur les professionnels qui travaillent avec la violence ?

 

 

Article rédigé pour la conférence internationale de Théâtre Playback, Bengalore, Inde, décembre 2019 “Playback Theatre around the world, Diversity of Application, Christ

 Article complet en anglais

 

Le Théâtre Playback facilite la création de liens entre les personnes (Olivier, 2014). Notre recherche explore comment cette méthode agit sur les situations où les liens sont menacés comme dans les contextes professionnels où la violence peut amener à des vécus de clivages internes ou externes. Nous portons une attention aux changements dans les vécus émotionnels et l’empathie auprès de professionnels suite à des représentations de Théâtre Playback au travers d’une recherche qualitative. Cette recherche évalue l’état émotionnel avant, pendant et après la représentation (effets à court et long terme) ainsi que les changements dans les relations avec les publics.

J'avais déjà travaillé sur ces questions de la violence en tant que psychologue et que dramathérapeute et à cœur de donner du sens au passage à l’acte. Les professionnels sont en général assez conscients des processus qui entravent leur travail lorsqu’ils ne traitent pas leur propre système de défenses et violences internes. Lorsque les phénomènes de clivages entre bon et mauvais ne sont pas analysés, cela agit sur les relations entre professionnels, avec les jeunes et leurs familles. Les effets du traumatisme et du traumatisme secondaire sont pour cette raison de plus en plus explorés dans les ouvrages, les conférences, les supervisions (1).

Cependant, la compréhension de ces phénomènes psychologiques n’empêche pas que l’on attende des professionnels qu’ils soient « assez forts » pour supporter les charges émotionnelles. On attend souvent d'eux qu'ils mettent de côté leur propre vulnérabilité et on peut se demander comment aider des familles à traverser des moments difficiles lorsque le professionnel est lui-même impacté ? Rioch et Al (1976) expliquent que « si ils ne savent pas qu’ils sont des meurtriers potentiel, des escrocs et des trouillards, ils ne peuvent pas accompagner ces parts d’être de manière thérapeutique chez leurs patients » (Hawkins, 2020, p.6). La peur d’être perçu comme incapable, non professionnel, trop sensible et donc fragile peut conduire à nier ou cacher ces expériences. De plus, comprendre n’est pas assez, puisque si « si les professionnels sont connectés de manière empathiques à la détresse de leur patient, ils vont vivre le morcellement en eux-mêmes » (Hawkins, 2012, p. 217). Nous sommes témoins que ces professionnels continuent à souffrir malgré la bonne volonté de leurs institutions.

Notre compagnie de Théâtre Playback créée depuis plus de 12 ans près de Perpignan, a eu l'opportunité d’intervenir lors de diverses conférences sur le thème de la violence. Cette approche qui s’appuie sur l’engagement du corps, la créativité et l'expression émotionnelle peut soutenir la transformation de l'impact émotionnel lors de situations difficiles professionnellement (2).  J’ai été sensible au courage d’une enseignante qui nous a confié son désir de violence envers une famille qui se montrait agressive avec elle. Lors d’un autre spectacle, un éducateur nous a partagé les pulsions destructives qu’il a ressenti lorsque l’adolescent qu’il conduisait a pris le volant et les a mis en situation de danger. Chaque fois, j’ai été marquée par ces professionnels qui ont partagé des histoires vraies où leurs vécus agressifs prenaient le dessus sur leur intention professionnelle, cela comme défense nécessaire face au sentiment d’agression que la personne dont ils été censés s’occuper leur faisait vivre. Dokter, Holloway et Seebohm pensent que si « une personne peut exprimer sa « voix », elle peut alors reconnaître les parts sombres qui l’ont poussée à la la violence et cela peut alors être transformé dans une narration personnelle (2011, p. xi). J'ai eu le sentiment que ces partages d'expériences étaient comme un appel à faire face au vécu de solitude, une manière de demander soutien contre la culpabilité et l'impuissance. La réponse spontanée a été de ne pas garder ces expériences cachées mais de les amener vers l'espace social comme réalités à traiter par le groupe. D'une certaine manière, cette expression était peut-être un moyen d'éviter le passage à l'acte, de transformer l'impulsivité brute en un objet plus élaboré. « Nous avons tous une tendance interne à donner du sens à nos vies. Souvent, cette recherche de sens accède par la narration d'histoires « (Goodyear Brown, 2010, p.250). Cette narration authentique est pour moi un acte tribal, un rituel où la face sombre de l'individu s'exprime afin que le collectif l'accompagne à transformer et intégrer dans une nouvelle forme. Ces narrateurs sont des pionniers émotionnels (3). Le Théâtre Playback est ainsi considéré comme un moyen empathique qui entre dans la communauté pour recevoir, contenir, transformer et rendre l'histoire. Lors de ces situations, nous avons été témoins de l'acte de confiance de ces professionnels dans notre dispositif créatif, c'était aussi un geste d'empathie nécessaire envers eux-mêmes. Les narrateurs rassemblent les éléments d'événements traumatiques, les mettent en mots, les confient au meneur de jeu qui les réorganise en une histoire à jouer. Les acteurs et musicien peuvent alors la remodeler au travers de leur expression corporelle et émotionnelle, de leur poésie.

Notre question de recherche peut se poser comme : comment le Théâtre Playback peut -il avoir un effet auprès des professionnels qui travaillent avec des situations violentes, plus particulièrement sur leur compétences d'empathie. Autrement dit, comment l'usage de formes de théâtre d'expression corporelle et émotionnelle, où les spectateurs deviennent témoins de ces expériences douloureuses, peut agir sur la vie affective interne des professionnels et donc sur les interactions entre le professionnel et des personnes avec lesquelles il travaille ?

(corps du texte non traduit mais accessible à la demande)

 

Conclusion

J’ai pu noter l’impact fort de l’effet miroir sur les professionnels dans la prise de conscience des vécus affectifs complexes de leurs collègues et de leurs propres émotions ainsi que l’importance d’y travailler pour le bien des publics accompagnés. Même si ce phénomène est reconnu, il faut un grand niveau de confiance afin d’oser se dévoiler face à l’autre. Plusieurs professionnels ont évoqué comment le Théâtre Playback a offert un cadre rituel contenant qui favorise l’expression tout en protégeant le narrateur. Dans le premier contexte de recherche, l’effet sur l’empathie envers leurs collègues et envers eux-mêmes a été le plus souvent énoncé alors qu’il a davantage été évoqué dans la relation avec les jeunes qui étaient présents dans le second contexte de représentation. Par contre, c’est dans le premier contexte que les professionnels ont davantage nommé la nécessité de prendre un temps spécifique pour ce travail sur leur propre équilibre émotionnel dans l’objectif d’améliorer la qualité de leurs relations avec les familles. Dans le second environnement, les professionnels semblaient vivre davantage d’effets de clivage amenant certains à accuser leurs collègues ou eux-mêmes de leurs réactivité. Le désir de ne pas rejeter les jeunes accompagnés semblait pousser vers un phénomène dirigeant les émotions négatives vers les professionnels. Cela requiert en effet un travail continue et répété pour s’extraire du mouvement naturel de clivage et prendre de la distance par rapport aux réactions de défense face au traumatismes et à la violence. Cela demande également un travail spécifique auprès des responsables de l’institution sur lesquels ces dimensions de violence et de clivage sont projetées. Le groupe des acteurs devient un miroir qui témoigne comment, malgré les divergences, il est complexe mais possible de créer du lien dans un objectif de créer ensemble. Une des professionnelles témoigne comment les acteurs étaient “ des éponges. L’expérience joyeuse. Je voyais les autres qui ressentaient aussi cette joie, qui ressentaient la connection entre nous”. Un autre raconte comment il a perçu le travail coopératif des acteurs: “Je suis admiratif de la manière dont les acteurs ont pu rassembler tous ces éléments”.

Les questions de notre recherche sur la manière de trouver un équilibre entre offrir suffisamment de sécurité et de spontanéité ainsi que permettre aux acteurs de rester connectés et tranquilles pour permettre la rencontre sont au coeur du travail de Théâtre Playback dans des contextes de violence. C’est par leur propre travail de réception, flexibilité et transformation interne que les acteurs peuvent peu à peu avoir un impact sur leur environnement (4).



Notes

 

1.Rosenfeld et al (2005) résument certains des facteurs qui peuvent exacerber la fatigue de compassion : l'isolement professionnel, l'épuisement émotionnel et physique poussé par un impératif éthique de se sacrifier afin de répondre aux besoins de ceux exposés au désastre ; un succès ambigu (effet dépressif) ; l’insuffisance des retours ; parfois le traumatisme pour eux-mêmes; le manque de ressources (cité dans Cohen, Ayalon et Lahad, p.17)

 

(2) Haen (2005) identifie la difficulté à exprimer l’indicible, la perte du langage comme réponse traumatique et le rôle crucial de l’engagement avec les processus métaphoriques des art thérapies pour le travail sur le trauma (cité dans Dokter et Holloway, 2011, p. 64).

 

(3). Lorsque des membres de cultures en conflit écoutent profondément leurs histoires et entendent la peine de chacun, il commencent à être touchés l’un et l’autre. Leur sentiments d’empathie et d’amitié deviennent plus puissants que l’impératif historique de haine (Volkas in Sajnani and Johnson, 2014, p. 47).

 

(4). Chesner et Zografou (p.67) mentionnent “l’aspect rituel par lequel le meneur de jeu agit comme maître de cérémonies (..) avec pour intention de donner des espaces de respiration aux problématiques davantage que de les résoudre. En effet, le “paradoxe du changement est qu’il n’y a pas besoin de vouloir qu’il arrive, l’observation peut être suffisante” (p. 61).

 

Bibliographie

Chesner, A. & Zografou, L. (2014). Creative supervision across modalities : theory and applications for therapists, counsellors and other helping professionals. London : Jessica Kingsley.

Cohen, A., Ayalon, O. & Lahad M. (2008). Israel: Community stress prevention, volume 6.

Dokter D., Holloway, P. & Seebohm H. (2011). Dramatherapy and destructiveness : Creating the evidence base, playing with Thanatos. Hove, East Sussex : Routledge

Goodyear-brown P. (2010). Play therapy with traumatized children, a prescriptive approach. New Jersey : John Wiley & Sons.

Hawkins, P. & Shohet R. (2012). Supervision in the helping professions, fourth edition. Berkshire, England : Open University Press.

Olivier, K. (2014). Playback Theatre with young people in a psychiatric center. International Playback Theatre Network.

Sajnani, N. & Read Johnson, D.R. (2014). Trauma-informed Drama Therapy : Transforming clinics, classrooms, and communities. Springfield, Illinois : Charles C Thomas.

Tharp, T. (2006). The creative habit : Learn it and use it for life. New York : Simon & Schuster Paperbacks.

Weber, A.M. & Haen, C. (2004). Clinical applications of drama Therapy in child and adolescent treatment. Brunner-Routledge.